Quand la cécité ouvre les yeux de l’amour

L’amour, pour elle, a commencé par un éclair bleu.

Deux yeux, un regard qui la traverse, la saisit, comme si le reste du monde perdait soudain ses contours. Ce jour-là, sans le savoir, elle tombe amoureuse d’un regard avant même de tomber amoureuse d’un homme. C’est l’Éros à l’état brut : l’attirance, la fascination, la magie de ce « quelque chose » qui nous attire sans explication.

Les années passent, trente-cinq ans à partager la même vie, les mêmes matins pressés, les mêmes dimanches lents, les mêmes rires et les mêmes silences. Peu à peu, leur amour change de visage : au feu des débuts s’ajoute la douceur de la complicité, la sécurité de savoir que l’autre est là, vraiment là. Ce n’est plus seulement le cœur qui s’emballe, c’est la Philia qui s’installe, cette amitié profonde faite de respect, de confiance, de petites attentions tissées jour après jour. L’amour devient équipe, projet, ancrage.

Puis un jour, le drame.

On lui annonce que son mari va perdre la vue. Et, avec la nouvelle, une colère sourde, brûlante : pourquoi lui, pourquoi eux, pourquoi cette injustice qui vient frapper l’homme qu’elle aime, cet homme fidèle, présent, droit ? Elle voit peu à peu la lumière quitter ses yeux, ceux-là mêmes qui l’avaient un jour happée. Elle a l’impression qu’on lui vole quelque chose de précieux, qu’on déchire une page sacrée de leur histoire. La révolte contre la vie, contre la nature, contre ce qu’elle ne maîtrise pas, s’invite dans leur couple.

Mais au cœur de cette tempête, quelque chose ne cède pas.

Un soir, alors qu’elle l’observe chercher ses repères sans voir, elle comprend brusquement : si ses yeux à lui se sont fermés au monde, les siens à elle peuvent encore choisir comment le regarder. L’amour prend alors un autre chemin. Il descend de la surface des choses pour se loger dans la profondeur des gestes : une main serrée un peu plus fort, une voix qui rassure, un rire qu’on provoque juste pour alléger le poids du jour. C’est l’Agapè qui se dévoile : cet amour qui donne, qui soutient, qui reste, même quand tout devient plus difficile.

Aimer, pour elle, ne veut plus dire seulement désirer cet homme aux yeux bleus, mais veiller sur lui, protéger sa dignité, accepter ses fragilités sans le réduire à elles. Aimer, c’est accepter d’avoir peur, d’être en colère, de se sentir impuissante parfois, sans transformer cette douleur en reproche ou en fuite. C’est choisir, malgré tout, de rester du même côté de la vie que lui. L’amour durable se révèle alors dans l’engagement silencieux, dans ce « je suis là » répété sans mots, dans cette décision quotidienne de faire équipe quoi qu’il arrive

Aujourd’hui, quand elle pense au mot AMOUR, elle ne pense plus seulement à ce premier éclair bleu dans ses yeux, mais à tout ce qui a suivi : les années partagées, l’épreuve, la colère, puis ce mouvement intérieur qui l’a menée de l’attirance à la tendresse, de la passion au don. Aimer, pour elle, signifie désormais : « Tu as perdu la vue, mais tu n’as pas perdu ma main, ni ma façon de te voir. » C’est reconnaître que ce qui commence souvent par les yeux ne devient vraiment grand que lorsqu’il s’enracine dans le cœur.

Et peut-être que l’espérance se niche précisément là : dans cette certitude douce et têtue que, même quand la vie frappe injustement, l’amour, lui, peut apprendre à regarder autrement. Tant qu’il reste deux cœurs prêts à se choisir, à se réinventer, à se dire « oui » malgré la peur, il existe toujours un chemin, parfois étroit mais bien réel, pour continuer d’aimer.

Voilà, au fond, le sens profond du mot AMOUR dans leur histoire : une fidélité qui traverse la nuit et trouve encore le moyen de faire un peu de lumière.

 

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